Home

Warsan Shire est une poète somalie et britannique dont les parents s’étaient réfugiés au Kenya. Elle a grandi au Royaume-Uni. Les éditions Isabelle Sauvage ont publié une traduction par Sika Fakambi de son recueil Teaching my mother how to give birth sous le titre de Où j’apprends à ma mère à donner naissance. Le poème Home a été publié dans divers sites dans une traduction (avec quelques omissions) de Paul Tanguy. En voici une nouvelle traduction.


HOME

home1)   NdT : j’ai renoncé à traduire plusieurs occurrences du mot home, dont la polysémie ne peut être rendue en français que par « chez soi » qui aboutissait souvent à des lourdeurs inacceptables., personne n’en part à moins
que ce soit devenu la mâchoire d’un requin
on ne court vers la frontière
qu’en voyant toute la ville s’y ruer

tes voisins courent plus vite que toi
le sang de leur souffle dans leur gorge
le garçon avec qui tu es allée à l’école
qui t’a embrassée jusqu’au vertige derrière la vieille usine d’étain
tient un fusil plus grand que lui
on ne part de son chez soi
que quand il ne vous laisse plus rester.

home, personne n’en part à moins qu’il vous chasse
le feu sous les pieds
le sang chaud dans ton ventre
tu n’avais jamais pensé à le quitter
jusqu’à la brûlure de la lame
sur ton cou
et même alors tu as emporté l’hymne national
dans ton souffle
ce n’est qu’en déchirant ton passeport dans les toilettes de l’aéroport
un sanglot à chaque bouchée de papier
que tu as su que tu ne reviendrais pas
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References   [ + ]

1.    NdT : j’ai renoncé à traduire plusieurs occurrences du mot home, dont la polysémie ne peut être rendue en français que par « chez soi » qui aboutissait souvent à des lourdeurs inacceptables.

Sauvons le modèle de Riace – Roberto Saviano

Avec la permission de l’auteur, nous publions ici une traduction d’un texte majeur de Roberto Saviano sur l’accueil des migrants à Riace en Calabre paru dans La Repubblica du 26 août 2018. Traduction : Philippe Aigrain.


Sauvons le modèle de Riace, le village où l’Italie se reconstruit par l’accueil

Roberto Saviano à Riace
Roberto Saviano dans un débat à Riace

Allez à Riace ! Ce qui s’y est passé depuis des années doit être vu avec ses propres rétines, écouté avec ses propres tympans, accueilli dans ses propres bras. Je pourrais vous en dire plus… mais allez à Riace. Il faut remplir ses poumons de l’air qu’on y respire. Le modèle de Riace est une cathédrale de la liberté qui s’est greffée sur un désert et l’a rendu prospère. Faites une liste de tous les arguments utilisés dans la propagande politique ces dernières années, alignez-les : les immigrants nous envahissent, ils nous apportent des maladies, ils volent l’emploi des travailleurs, ils deviendront des esclaves, ils formeront le terreau du crime, les centres d’accueil ne servent qu’à enrichir les mafias.

On considérera un jour ces arguments avec la stupeur indignée qui saisit les étudiants quand ils découvrent l’apartheid, qu’il fut un temps où blancs et noirs avaient des bains séparés, où dans les trams il y avait un espace pour les blancs interdit aux noirs. Mais nous ne sommes pas encore dans ce futur, il appartient à notre génération de démentir les mensonges souverainistes et populistes, de le faire avec force et constance, sans crainte de s’engager. Et à Riace, nous avons la preuve que leurs affirmations sont fausses :

  1. À Riace, les migrants sont arrivés et ils ont revivifié un territoire désertifié.
  2. Ils n’ont pas propagé d’épidémies, et au contraire ils ont aidé à rendre le territoire plus salubre en bonifiant les terres et en réhabilitant des maisons humides, en y apportant une vie nouvelle et saine et en aidant les personnes âgées en difficulté.
  3. Ils n’ont pas détruit d’emplois, mais au contraire en ont généré. Des écoles, des restaurants, des laboratoires ont rouvert dans lesquels sont employés beaucoup d’italiens.
  4. Ils n’ont pas été confinés dans un ghetto et ne sont pas devenus une main d’œuvre pour les mafias.
  5. Les bateaux qui les ont sauvés les ont rendus à la vie et à Riace, ils ne sont pas insérés dans les filières des camps de travailleurs illégaux.
  6. Ils n’ont pas remplacé la population et leur arrivée a coïncidé avec un retour de quelques émigrants calabrais.
  7. À Riace, l’accueil a été géré avec des coûts inférieurs à ceux de tout autre centre, pour preuve la modicité des fonds engagés.

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Il n’existe pas de chemin sans terme

Je ne suis pas née en France. J’ai aussi souvent vécu à l’étranger (vécu, pas voyagé). J’ai donc souvent été accueillie.
Donc, née en Iran. Celle qui me sort de ma mère, qui détortille le cordon de mon cou, qui me tape dans le dos pour que je crie est une obstétricienne arménienne. Celle qui essuie le mucus de mon corps, qui l’aspire de mes narines est une sage-femme iranienne.
Tout s’ensuit. Ce que je vais prendre pour me constituer, c’est ce pays qui me le donne. Les yaourts de brebis dans leur pot de terre, les viandes, les fruits, les citrons doux, les aubergines charnues, la poésie, les petits rus clairs qui courent dans la caillasse, les cieux bleus comme nulle part, tous les bleus appris là-bas. Fathémée, aimée comme la mère qu’elle a été en doublure de la mienne. J’ai tout eu, tout pris. C’est mon devoir d’enfant.

Là où on tombe de l’utérus de sa mère, on est chez soi. C’est inimaginable pour moi d’envisager qu’un droit du sol ne s’applique pas strictement, comme dans la matérialité de la vie. Nous sommes tous accueillis par un sol, ce qu’il produit, ceux qui y vivent. Nous en contractons la dette anthropogénétique, car être accueilli par le fait même de naître et de naître dans une extrême dépendance, nous engage dans la réciprocité d’accueillir. Il n’y a pas d’échappée. C’est ainsi ou c’est la mort.

Tout pareil, accueillir l’étranger. Celui qui arrive démuni sur notre sol. Qui a besoin qu’on lui montre les chemins, qu’on lui donne le couvert. L’étranger est sur le sol qui n’est pas le sien comme celui qui vient de tomber en vie, petit, démuni de ressources propres. Non, l’étranger n’est pas le touriste qui a trouvé un Air B&B pour passer une semaine. L’étranger est celui qui arrive et qui n’a rien en propre. Ni la langue, ni l’argent, ni les ressources que la connaissance du lieu et de ses habitants donnent.
L’étranger est une figure absolue, nécessaire. Elle nous constitue du fait de la dette initiale.

On naît tous à l’étranger et chez nous, simultanément. C’est l’hospitalité qui fait de « étranger » un « chez nous ». Une transmutation. Moi j’ai eu cette chance, d’avoir, visible, le redoublement de « étranger ». Su ce que je devais d’emblée. Compris comment la dette ne se referme pas, elle dispose à s’engager ailleurs.

Ici, hier, où, parce qu’un ballon rond tombe comme une note sur une partition, on chantait à pleins poumons les enfants de la patrie, chantaient tout pareil et tout pareil le visage barbouillé de bleu blanc rouge, des enfants pas de la patrie, mais de l’accueil. Et ma seule joie de cette journée, la vraie, ce sont eux. Eux, et sur le terrain, ceux qui n’étaient pas d’emblée de la patrie, mais reçus sur le sol, naissant là où leurs parents étaient accueillis.
Et j’en aurais pleuré de me souvenir de tout ce qui leur a été infligé, aux enfants pas de la patrie, lorsqu’ils sont arrivés. Les nuits, terrorisés dans les parcs, les examens comme aux animaux, les questionnaires de police comme s’ils venaient nous voler quelque chose, alors que leur dû ne leur a pas été versé. Le dû qui n’est pas un devoir, qui est notre origine humaine.

J’ai vu, chez moi, dans cette grande ville riche, passer l’horreur de ce que nous faisons de notre dette humaine d’accueil. J’ai vu, cet hiver et jusqu’au début de l’été, un campement de deux milles personnes le long d’un canal. Il me reste de cela cette pétrification de ce qui ne peut se concevoir. Vu aussi l’eau coupée aux fontaines. Les évacuations, comme on dit du sale. Les pierres mises pour empêcher les corps de s’étendre. Le reniement de la dette humaine d’accueil. Son juste contraire, l’invention permanente de ce qui fait obstacle, entrave, blesse, heurte toute installation. Les corps qui devraient se recroqueviller jusqu’à disparaître.
Le déni de naître, d’avoir reçu une place dans le monde.

Alors, puisque nous ne sommes tenus à aucune obéissance qui ne soit celle qui constitue la vie, nous savons comment contredire ce qui offense cette vie. Nous savons, parce que nous avons pris et reçu. Alors, faisons.

Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain
sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme.
Ne sois pas triste.

Chams al-Din Muhammad Hafiz

Jane Sautière

Il n’y a pas de raison

Nous poursuivons la publication de textes exprimant les vues et l’implication d’initiatrices/teurs et participant.e.s à l’action en cours par un texte de Sylvie Gouttebaron.


Il n’y a pas de raison

Il n’y a pas de raison pour que notre besoin de poésie soit impossible à rassasier. Pourquoi faudrait-il payer le prix de cet attachement ? Il n’y a pas de raison à ce que notre soif de liberté ne soit pas la plus juste. La poésie est une de ces libertés qui se prennent sans retour possible. Qui voudrait qu’elle n’ait pas – ou plus – le droit de cité parce qu’elle ne coûte rien ? Qu’elle ne se vend pas ?

Mais elle est énorme la poésie ! Elle est grosse de tous ses enfantements splendides et misérables. Madone de Piero au manteau de miséricorde. Elle n’a rien à voir. Elle n’a rien à vendre. Elle vend sa peau. Elle pourrait crever pour ne pas se perdre. C’est un peu sa loi. Sa toute propre et congénitale loi. Il n’y a pas de raison. Qu’elle change. Il n’y a pas de raison parce que l’époque le voudrait. Quelle époque ? Quel pouvoir ? Et quel vouloir ? Elle est une fois pour toutes, ou elle n’est pas. Elle ne s’arrange pas avec le temps, la mode et tout le falbala. Elle trace, coupe, tranche, jamais ne se retranche. Il n’y a pas de raison. La poésie n’est pas économe, par plus qu’économique, elle dispense, dépense, sans compter. C’est son tragi-comique son humour intrinsèque, sa double et triple vie, sa peine. C’est bien ce qui dérange. Sa fonction est le trouble. C’est l’ordre qu’elle saisit. L’ordre et puis tous les ordres (syntaxes, ponctuations et toutes choses et tout joyeusement) pour jouer. A pile ou mort. C’est mordre. Elle, au fastueux désordre, désordonne à l’envi. Il n’y a pas de raison que cela cesse. Le pouvoir se cassera toujours toutes les dents contre sa force charmante, fringante, coupable de tout comme de rien. C’est compliqué. Rebelle retors. Nous ne passerons pas notre tour. Elle est Natnaël. Elle vient pour bousculer, faire sauter. Dans le vide on peut le faire pour voir. Une fois, dix fois, cent fois pour vivre. Avec Natnaël on vit et l’on revit. Il n’y a pas de raison pour que Natnaël comme ses frères ne puisse pas vivre comme la poésie, comme vous, comme moi. Libre. Ici libre. Il n’y a pas de raison sans perdre la raison. La poésie devient folle quand on la cadre recadre, clic clac et c’est le jour. Sa fabrique est immense. Comprendre la réduit, s’en détourner lui nuit. Elle a besoin de nous, veut et ne veut pas. C’est compliqué. Rebelle retors. Etre irréductiblement libre être dans la loi librement. Etre Natnaël dans la loi libre. Il n’y a pas de raison que cela ne se puisse. My papers dit-il et les papiers s’empilent comme si la loi était de s’empiffrer de papiers qui ne mènent nulle part qu’à la case départ. La poésie mange le papier, mange la loi. Souveraine. Elle est hors, toujours dedans quand dans le mille. C’est une flèche voyez la tapisserie elle le dit. Les liquidateurs de la poésie, les liquidateurs de Natnaël sont impuissants de liberté. Ils sont le contraire de la joie totale, de la joie gourmande, du rire de l’ogre bon. Ils sont le contraire du chaud, du froid, du sang. Ils sont déjà morts sans avoir jamais passé outre. Ils ne sauront donc jamais ce que c’est que d’enfreindre pour la vie. Ils n’ont pas de raison de. La poésie est un nom un peuple et c’est quelqu’un. Pas de pluriel plus magnifique qu’un être. Il y a le peuple des migrants dans le poème magnifique de chaque être. Natnaël est ce peuple. Pour lui j’écris comme pour elle je fais tout comme. Ils ont origine commune. Il n’y a pas de raison et nous avons raison. Avec eux et pour eux. Leurs contempteurs ne savent pas encore combien nous sommes nombreux. Et dans ce face à face, nos yeux sont les plus vifs.

« Ce que nous faisons vous oblige » #JALE

Après des articles destinés à mettre en place la logistique de l’initiative, et quelques jours le lancement de l’action le mardi 3 juillet, nous débutons la publication de textes de fond exprimant les vues des initiatrices/teurs et participant.e.s sur le pourquoi de cette action. Le texte qui suit est publié en même temps sur le blog de son autrice, Marie Cosnay sur Mediapart.


« Ce que nous faisons vous oblige » 1)Mathieu Potte-Bonneville.

Avec M, qui était à la maison à ce moment-là, et comme c’est joyeux qu’il n’y soit plus (maintenant tu es tiré d’affaire, deux ans d’école devant toi avant tes dix-huit ans, tu es sûre, tu sais je suis méfiant, oui je suis sûre, respirons un peu, là) avec M, qui avait des raisons d’être méfiant et qui était à la maison, on commentait le choix des mots : j’accueille l’étranger.

L’étranger ou l’exilé·e ? L’étranger, disait M, 16 ans, parce que c’est n’importe qui, toi pour moi ou moi pour toi, l’étranger – c’est tout le monde, l’étranger.

Même temps, V rencontrait à la frontière N, sur les herbes folles derrière la petite barrière protectrice dans le virage du carrefour, sacs de plastique à la main, l’aidait à remonter ce morceau de géographie pour la deuxième fois après qu’il avait parcouru bien d’autres morceaux, d’Erythrée au Soudan, du Soudan en Libye, de Libye en Italie, chaque passage le payer de son corps, le moment de l’entrée en Italie est un moment d’accord de fortune, l’accord du moment était entre l’Italie et l’Espagne, le corps agi est déplacé sans accord, l’Espagne qui prend les empreintes devient le premier pays après le premier premier pays qui est l’Italie, le premier pays ni ne protège ni n’enregistre l’asile mais on ne peut rien prouver, le corps de N sans accord dans les rues d’Espagne emprunte pour la première fois la route qui monte, Paris puis Calais, où la tente est déchirée et les papiers volés par les policiers, à Arras la demande d’asile est enregistrée mais Dublin te pend au nez, arrêté de transfert en Espagne et de nouveau la rue à Madrid, après un peu de force retrouvée ce morceau de route à remonter, pour la deuxième fois, le carrefour, la croix des bouquets après Irun, combien de temps a passé, Paris de nouveau et les ami•es rencontré•es, VH, SG, CP et CC, une maison de verdure, une nouvelle maison de verdure, le voyage que vont faire les ami·e·s pour t’effacer de la peau le signe Schengen, le sceau, il suffit d’un voyage contre destin, il suffit de, on s’y met à plusieurs, on va faire, on a une idée, on se tait, une idée tordue, on est aussi fous qu’ils sont fous, on va, on va y arriver.

Je lis le début du chant X de l’Enéide, Vénus parle à son père, elle lui reproche de ne pas laisser Enée s’installer en Italie. D’abord tu voulais, après tu ne veux plus. Enée mon fils, dit Vénus, sera balloté ignotis in undis, sur des eaux ignorées, sur des eaux inconnues, des eaux qu’on ignore et qu’on veut ignorer. D’abord tu voulais et maintenant tu laisses quelqu’un, n’importe qui, nova fata condere, fonder à ta place de nouveaux destins. Tu refuses qu’il trouve une région, notre exilé.

Fonder de nouveaux destins, c’est ce qu’on voulait.
Destins, pour le dire fort.
Le dire fort, exprès.
On pensait qu’on pouvait renverser les données.

Ce qu’on voulait, c’était récupérer le temps. Plié comme un accordéon, il nous étranglait. Futur terrifiant et passé où on s’était égosillé. Il n’y avait pas de présent, mais cette course échevelée, tout prendre de vitesse, ouvrir ce qui demain sera fermé. Aujourd’hui tu passes, demain non, aujourd’hui ça marche, tout à l’heure c’est fini. Aujourd’hui l’Italie te reçoit, demain pas, aujourd’hui convention de Genève, demain centre fermé, demain accords avec la Libye après ceux qu’on a passés avec la Turquie.
Aujourd’hui un port te reçoit, demain il faut faire le tour, passer par, passer ton tour.

48 heures.
Recours.
15 jours.
Délais toujours plus court.
Ce présent sans idées, sans projets, sans tête, qui nous court devant.

Le présent c’est demain, délai 6 mois, mise en fuite 18, après tu pourras, 5 ans avec tes attestations, tu demanderas le titre, le présent nous court devant tout en nous demandant de répéter le passé, raconter, re-raconter, le présent s’écarte de pays d’Europe en pays d’Europe, d’ignorance en ignorance, à chaque carrefour, le présent nous rend fous, le présent fou nous rend fous.

On était épuisés devant l’épuisement, on se tenait épuisés devant l’épuisement.
Ce qu’on voulait, c’était : plus jamais de métaphores.
Ne pas dire qu’on était inondés, canalisations qui débordaient, vagues, flux et flots quand l’autre se noyait.

Ce que nous voulions, c’était se connaître, se montrer, et se compter.

Nous qui déjouions les absurdités montées de toutes pièces, qui distribuions couvertures, petits déjeuners, consultations juridiques, trouvions des trucs, des portes de droit, des portes hors droit, des toits et des nuits, nous voulions nous connaître, nous montrer et nous compter.

Nous disions tou·te·s recevoir davantage que ce que nous proposions, nous témoignions tou·te·s que les questions qui se posaient étaient très différentes des questions que nous entendions, très largement, qui se posaient, nous étions avec des questions de vie quotidienne, de relation, qui cuisine, à quelle heure, comment tu te sens, je préfère sans musique, chez moi comme chez toi, pas trop quand même, je suis fatigué, l’odeur de grillade, le silence du matin. Et : tu as besoin de solitude, ok. Et : surtout pas raconter, ok. Et : c’est pas que pour toi que je le fais.

La géographie des forêts secrètes des abords de l’Europe, la profondeur des fossés, la hauteur et l’épaisseur des grillages, je sais comme si c’était dans mon corps ce que l’Europe qui retient hors des frontières fait aux corps. J’apprends un tout petit peu d’Erythrée et beaucoup de Guinée.

Nous avions des questions, nombreuses, qui ne témoignaient d’aucune sorte de pureté, les réponses négociaient, nos questions réponses négociaient, certes, jamais ne concluaient à la difficulté d’accueillir quelqu’un parce qu’il est étranger. Accueillir suffisait, question complexité.

Je ne crois pas que j’ai besoin de toi, c’est juste un moment, une étape, le temps de trouver le truc, la porte, la porte de droit ou hors droit, le temps de trouver pour moi l’air, pour toi un seuil, ce peu de sol.
Et puis, soudain, parfois, l’amitié.

Ce que nous voulions, c’était voir combien on était, persuadés qu’on grandirait, combien on était à refuser de périr de honte et de chagrin devant les absurdités montées de toutes pièces qui nous rendaient toujours plus absurdes.
Nous étions absurdes devant l’absurdité, épuisés devant l’épuisement, étourdis devant la cruauté, terrifiés devant le futur qu’on se faisait et comme il en faudrait, du temps, pour tout recommencer.
Si on nous disait : pourquoi tu fais ça ? Toutes tes journées, quand même ? Depuis combien de temps tu n’es pas allée au cinéma ?
Je ne sais pas, on répondait.
Parce que j’ai été élevé·e comme ça ?

Ce que nous voulions, vous obliger.
Elus, départements, députés, gouvernements.
Nous calculions, débrouillions, transportions, accueillions.
Vous deviez faire avec les signes que nous donnions.
J’accueille l’étranger.

Le premier mineur isolé que Ph a accompagné à l’ambassade de Guinée, c’était pour obtenir une carte consulaire. Un sésame, cette carte consulaire, nous en entendions parler pour la première fois. Il n’y a pas si longtemps, en fait. Le chemin que nous avons parcouru en consulats, en Guinée, en cartes, ambassades, extraits, jugements supplétifs et codes civils, en un an et demi ! Nous savions qu’ils n’étaient pas obligés de la donner. L’étonnement qui n’est plus le nôtre mais dont se souvient Ph, c’est sûr : un monsieur venait d’une ville de province, accompagnant un mineur lui aussi. On était deux, on était trois, on était quelques-uns. On se reconnaissait, en quête de trucs et de cartes pour ouvrir les portes de droit ou de ruse.

Les jugements supplétifs guinéens, il y a un an, étaient jugés, même authentiques, non conformes au droit (français) car transcrits au registre le lendemain du jugement. En droit français, il y a entre le jugement et la transcription dix jours de délai (qui permettent de faire appel). Il se trouve que le code civil guinéen est très clair là-dessus : pour les actes d’état civil, pas de délai, seul le procureur juge et transcrit, or le procureur est la seule personne à pouvoir faire appel. Les préfectures françaises, les services des bureaux des fraudes refusaient l’absence de conformité au droit français. Des avocat·e·s gagnaient des jurisprudences, même en cour administrative d’appel..

Aujourd’hui, un jugement supplétif à Conakry n’a pas été légalisé par le ministère des affaires étrangères de Guinée. Je l’apprends à l’instant. Raison ? Parce que le procureur de la ville de province n’avait pas attendu dix jours entre jugement et transcription. Ce que les préfectures françaises font au droit guinéen et ce que nos combats font aux combats est décourageant. Course effrénée, on disait.
Qu’on va gagner.

Course effrénée dans ces deux domaines dont les exemples figurent ici. Dublin et enfants. Exemple d’enfermement dans la circulation impossible de l’Europe impossible, et exemples (multiples) d’enfermement dans le soupçon, mineur non mineur, mineur majeur comme disent elles mêmes les associations pour désigner les enfants non reconnus. C’est que l’Europe aux grillages, murs et mers qui noient, la France de la déclaration des droits de l’homme n’ose pas encore dans les textes renoncer à l’idée de l’enfance et à l’idée du refuge politique. Elle a renoncé à la désespérance / espérance de celles et ceux qui fuient des pays où ils ne tiennent rien, ne tiennent pas. Rien à attendre en terme de régularisation, statut, papiers pour qui cherche à vivre mieux ou à vivre, simplement. Il faut venir d’un pays en guerre ou être un enfant pour espérer (sans certitude) un statut. Etre les plus vulnérables parmi les vulnérables. Et justement, ces vulnérables de vulnérables, que l’Europe définit, enfants et potentiels réfugiés (ne tenant pas compte de celles.ceux qu’elle appelle les migrants économiques, l’Europe les violente. Le grand tour ironique (adjectifs plus appropriés à trouver, à la fin il y a criminel), c’est que contre ceux qui sont définis comme les plus vulnérables (et qui ont du droit pour eux, pas le droit, du droit) l’acharnement est le plus (adjectif à trouver).

Ce sont eux, les enfants, qui sont le plus maltraités par les associations (Croix Rouge, COS, pour ne citer que deux associations évaluant les enfants étrangers), par les départements (le 34, le 64, le 13, le 06, le 69 ont la palme).

Et ce sont eux, les demandeurs d’asile, empreintes en Italie, ils passent en France, sont renvoyés en Italie, parfois un accord les envoie dans un autre pays qui les laisse dehors, un an a passé, retour Calais, par exemple, ou Arras, ou Paris, ou Bordeaux, assignation à résidence, CRA, centre fermé, renvoi Italie ou Espagne ou Finlande, 6 mois passent, on continue, fuite, 18 mois, ça peut durer, le présent est interminable, il nous rend fous et fous, très fous, nous lui courons derrière.

Notre folie à nous, c’est que nous insistons et insisterons.
Nous accueillons et accueillerons.
Nous sommes nombreux ou il nous semble que nous sommes nombreux.
Nous pensons qu’on peut faire du nouveau, nova fata, dit Vénus, la mère du héros exilé qui fuit son pays en ruines, chez Virgile.

Nous sommes seuls garants, élus, députés, départements, gouvernements, de ce que vous dites qu’est l’Europe ou de ce que vous dites vouloir qu’elle soit.
Ce que nous faisons vous oblige.

References   [ + ]

1. Mathieu Potte-Bonneville.