Je ne suis pas née en France. J’ai aussi souvent vécu à l’étranger (vécu, pas voyagé). J’ai donc souvent été accueillie.
Donc, née en Iran. Celle qui me sort de ma mère, qui détortille le cordon de mon cou, qui me tape dans le dos pour que je crie est une obstétricienne arménienne. Celle qui essuie le mucus de mon corps, qui l’aspire de mes narines est une sage-femme iranienne.
Tout s’ensuit. Ce que je vais prendre pour me constituer, c’est ce pays qui me le donne. Les yaourts de brebis dans leur pot de terre, les viandes, les fruits, les citrons doux, les aubergines charnues, la poésie, les petits rus clairs qui courent dans la caillasse, les cieux bleus comme nulle part, tous les bleus appris là-bas. Fathémée, aimée comme la mère qu’elle a été en doublure de la mienne. J’ai tout eu, tout pris. C’est mon devoir d’enfant.
Là où on tombe de l’utérus de sa mère, on est chez soi. C’est inimaginable pour moi d’envisager qu’un droit du sol ne s’applique pas strictement, comme dans la matérialité de la vie. Nous sommes tous accueillis par un sol, ce qu’il produit, ceux qui y vivent. Nous en contractons la dette anthropogénétique, car être accueilli par le fait même de naître et de naître dans une extrême dépendance, nous engage dans la réciprocité d’accueillir. Il n’y a pas d’échappée. C’est ainsi ou c’est la mort.
Tout pareil, accueillir l’étranger. Celui qui arrive démuni sur notre sol. Qui a besoin qu’on lui montre les chemins, qu’on lui donne le couvert. L’étranger est sur le sol qui n’est pas le sien comme celui qui vient de tomber en vie, petit, démuni de ressources propres. Non, l’étranger n’est pas le touriste qui a trouvé un Air B&B pour passer une semaine. L’étranger est celui qui arrive et qui n’a rien en propre. Ni la langue, ni l’argent, ni les ressources que la connaissance du lieu et de ses habitants donnent.
L’étranger est une figure absolue, nécessaire. Elle nous constitue du fait de la dette initiale.
On naît tous à l’étranger et chez nous, simultanément. C’est l’hospitalité qui fait de « étranger » un « chez nous ». Une transmutation. Moi j’ai eu cette chance, d’avoir, visible, le redoublement de « étranger ». Su ce que je devais d’emblée. Compris comment la dette ne se referme pas, elle dispose à s’engager ailleurs.
Ici, hier, où, parce qu’un ballon rond tombe comme une note sur une partition, on chantait à pleins poumons les enfants de la patrie, chantaient tout pareil et tout pareil le visage barbouillé de bleu blanc rouge, des enfants pas de la patrie, mais de l’accueil. Et ma seule joie de cette journée, la vraie, ce sont eux. Eux, et sur le terrain, ceux qui n’étaient pas d’emblée de la patrie, mais reçus sur le sol, naissant là où leurs parents étaient accueillis.
Et j’en aurais pleuré de me souvenir de tout ce qui leur a été infligé, aux enfants pas de la patrie, lorsqu’ils sont arrivés. Les nuits, terrorisés dans les parcs, les examens comme aux animaux, les questionnaires de police comme s’ils venaient nous voler quelque chose, alors que leur dû ne leur a pas été versé. Le dû qui n’est pas un devoir, qui est notre origine humaine.
J’ai vu, chez moi, dans cette grande ville riche, passer l’horreur de ce que nous faisons de notre dette humaine d’accueil. J’ai vu, cet hiver et jusqu’au début de l’été, un campement de deux milles personnes le long d’un canal. Il me reste de cela cette pétrification de ce qui ne peut se concevoir. Vu aussi l’eau coupée aux fontaines. Les évacuations, comme on dit du sale. Les pierres mises pour empêcher les corps de s’étendre. Le reniement de la dette humaine d’accueil. Son juste contraire, l’invention permanente de ce qui fait obstacle, entrave, blesse, heurte toute installation. Les corps qui devraient se recroqueviller jusqu’à disparaître.
Le déni de naître, d’avoir reçu une place dans le monde.
Alors, puisque nous ne sommes tenus à aucune obéissance qui ne soit celle qui constitue la vie, nous savons comment contredire ce qui offense cette vie. Nous savons, parce que nous avons pris et reçu. Alors, faisons.
Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain
sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme.
Ne sois pas triste.
Chams al-Din Muhammad Hafiz
Jane Sautière
Une réflexion sur « Il n’existe pas de chemin sans terme »
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