Quand à l’heure de l’apéritif, arrive sur ta plage une patera…

C’est un beau texte de Violetta Munoz paru dans eldiaro.es.
On le trouve en VO ici : https://www.eldiario.es/…/Invasiones-derechos-humanos-cerve….
Je me suis permis de le traduire en français


Quand à l’heure de l’apéritif, arrive sur ta plage une patera…

Il est très probable qu’on connaisse déjà l’histoire de la patera arrivant sur une plage d’Andalousie, juste à l’heure de l’apéritif. Surprise, stupéfaction et épuisement, rencontre entre inconnus, arrestations, le coeur par terre. Mais on ne s’ennuie pas, il y a un bonus : pendant que la police surgit de derrière le dernier rocher qui les sépare, un des migrants enlève ses vêtements, se jette sur le sable, s’en frotte et rampe jusqu’à la serviette la plus proche, changé en un touriste de plus. Personne ne se tourne pour regarder, personne ne dénonce, personne ne veut qu’on le découvre.

Ce que nous avons vécu dimanche dernier dans une crique de Barbate peut bien se résumer ainsi : un accord tacite entre toutes les personnes qui profitaient d’un jour de soleil et de mer. Sans doute, les radios et les télés grouillaient en diatribes : avalanches, clandestins et frontières – pendant ce temps, une cinquantaine de personnes descendait, trempée jusqu’aux os, d’une embarcation gonflable face à une foule qui un instant, un instant seulement, hésitait avant de s’approcher pour aider.

Aujourd’hui j’ai été témoin de quelque chose qui se répète ces jours-ci sur les plages andalouses. Entre les pelles et les seaux, la petite bière de midi et les parasols, une cinquantaine de personnes est arrivée sur un bateau gonflable.

A suivre sur le fil Twitter de l’auteure, avec les photos : :

Le 12 août 2018

Quel genre d’invasion reçoit-on sous les applaudissements ? Je me demande. On y allait, on donnait de l’eau, des rafraichissements, comme à l’étape, quand on assiste un cycliste. Merde, dans notre glacière, il n’y a plus que de la bière, semblaient penser certains, que j’ai vus chercher dans leurs provisions. Les gens criaient : bravo, les héros ! bravo, vous êtes des héros ! Merci merci merci, souriaient les arrivants. Mais sur la plage, on savait déjà que ce groupe de subsahariens, pour la plupart, ne resterait pas longtemps libre. En castillan et par signes, on leur expliquait où passer pour éviter la police.

Quand la Guardia Civil est descendue sur la plage, à peine quelques minutes après l’apparition de la patera, les baigneurs déjà s’approchaient d’un groupe qui n’a voulu se lancer dans la course et criait de joie, imaginions-nous, que pour continuer à vivre, et de l’autre côté du détroit. Plus tard, nous avons su qu’ils avaient passé neuf heures en haute mer, serrés sur ce bateau à moteur, quittant Tanger au petit matin.

Quand les policiers réunissaient les nouveaux venus de la plage, les escortant jusqu’à la sortie : « Mais quelle honte ! Ils n’ont rien fait, laissez-les aller ! Vous feriez mieux d’attraper les dealers », les injuriait-on.

Ils n’étaient que quelques uns, menottés, mais l’image était affligeante.

« Mais ce sont des enfants ! » entendait-on partout. J’étais sûre que l’immense majorité des « légaux » qui observions la scène ignorions le protocole qui suivrait. Où les emmène-t-on, comment s’occupe-t-on d’eux, qui renvoie-t-on à la case départ de ce voyage macabre et qui ne renvoie-t-on pas. Nous ne savions pas non plus ce qui était le mieux : qu’on s’occupe d’eux ou qu’ils puissent suivre leur chemin sans autres ressources que leurs jeans trempés.

Nous n’avions qu’une certitude, celle de la sensation générale d’un profond refus, d’une profonde honte. Comment pouvions-nous recevoir ainsi celui qui finit par jouer sa vie pour vivre comme nous ?

Ce n’était pas la première fois que je pleurais, mais nous avons vu une enfant, sur la plage avec sa mère, elle frôlait la crise de panique d’avoir vu ça. Des jours après, je me demandais encore : quel genre de menace citoyenne peut produire pareille angoisse, pareille empathie avec l’ennemi supposé ?

Cette enfant a été témoin : comment la seule femme à descendre de la patera s’est évanouie, comment elle tombée sur le sable, pendant qu’un médecin en maillot de bain demandait aux policiers la permission de s’approcher et de s’occuper d’elle.

Depuis leur arrivée, un élan de révolte dont je ne parviens pas à témoigner, mais en haut, déjà, trois patrouilles de la Guardia Civil qui géraient leur transfert. Et les cris, de nouveau : « Honte, quelle honte ! Ils ont fait quelque chose peut être ? Mais comment vous pouvez dormir tranquilles ? » Une autre jeune fille injuriait la police qui quittait la plage. « Qu’est ce qu’elle dit ? Qu’est ce qu’elle dit, la folle ? », commentaient les agents, sans savoir si on les écoutait.

L’accord implicite et évident en cette matinée, c’est ainsi que le commentaient de nombreux témoins de l’arrivée d’une cinquantaine de personnes : « ça ne peut pas se passer ainsi ». Celui qui joue sa vie, on ne l’arrête pas, on l’aide. Leurs vies nous importent. On ne les déteste pas parce qu’ils viennent, au contraire, on leur souhaite le meilleur, comme à lui, sous le parasol d’à côté. Ni plus ni moins.

Ça me fait sourire de penser, pour parler comme Rajoy, que sur cette plage, voici l’Espagne silencieuse du Détroit, celle qui ne se manifeste ni n’alimente le débat politique et médiatique pointé de façon exorbitante sur l’immigration comme problème.

Une autre sensation flottait dans l’air, le soulagement de constater que sur la serviette d’à côté, on pensait la même chose. Aucun baigneur n’élevait la voix contre un autre, personne ne défendait la police, personne ne disait : « allez, emmenez-les, ils nous volent le travail, il n’y a pas de papiers pour tous, on a assez avec nous-mêmes ».

Mais je mens – si, on l’a entendu, de la bouche d’hommes apparus entre les rochers pour éteindre le moteur du bateau. Nous étions en train de chercher les sandales des nombreux migrants qui allaient pieds nus, et ils essayaient de nous intimider, critiquant notre aide, parce que « ils viennent nous prendre le travail et à la fin nous tapent dessus ». Comme je l’ai expliqué sur Twitter, je n’ai pas compris : c’est à eux, qu’ils enlèvent le travail ? Ou bien ils leur en donnent ? Car, en un instant, ils ont sorti le moteur et les bidons d’essence de la cachette, et les ont emportés, à la vue de tous. Mais alors, il n’y avait plus de police.

Evidemment, on ne demande pas à un groupe de vacanciers du dimanche de restructurer la politique migratoire européenne, d’apaiser les élans racistes qui séduisent sur le continent et de transformer, du coup, un système opaque et arbitraire en une structure respectueuse des droits humains. Nous avons fait ce qui était à notre portée. Montrer avec évidence que le discours de refus prend l’eau, que les frontières s’évaporent quand tu te trouves en face de celui qui souffre ; et que nous avons besoin d’un autre modèle pour aider, plus ou moins.

Si nous ne voulons pas vivre cela sur nos plages, ce n’est pas parce que nous refusons qu’ils arrivent, c’est justement parce que nous avons peur que la mer les dévore et qu’ils ne puissent jamais arriver.

Devant l’essor de la xénophobie, un journalisme des droits humains, exigeant avec les institutions.

Violeta Muñoz
trad. Marie Cosnay