Sauvons le modèle de Riace – Roberto Saviano

Avec la permission de l’auteur, nous publions ici une traduction d’un texte majeur de Roberto Saviano sur l’accueil des migrants à Riace en Calabre paru dans La Repubblica du 26 août 2018. Traduction : Philippe Aigrain.


Sauvons le modèle de Riace, le village où l’Italie se reconstruit par l’accueil

Roberto Saviano à Riace
Roberto Saviano dans un débat à Riace

Allez à Riace ! Ce qui s’y est passé depuis des années doit être vu avec ses propres rétines, écouté avec ses propres tympans, accueilli dans ses propres bras. Je pourrais vous en dire plus… mais allez à Riace. Il faut remplir ses poumons de l’air qu’on y respire. Le modèle de Riace est une cathédrale de la liberté qui s’est greffée sur un désert et l’a rendu prospère. Faites une liste de tous les arguments utilisés dans la propagande politique ces dernières années, alignez-les : les immigrants nous envahissent, ils nous apportent des maladies, ils volent l’emploi des travailleurs, ils deviendront des esclaves, ils formeront le terreau du crime, les centres d’accueil ne servent qu’à enrichir les mafias.

On considérera un jour ces arguments avec la stupeur indignée qui saisit les étudiants quand ils découvrent l’apartheid, qu’il fut un temps où blancs et noirs avaient des bains séparés, où dans les trams il y avait un espace pour les blancs interdit aux noirs. Mais nous ne sommes pas encore dans ce futur, il appartient à notre génération de démentir les mensonges souverainistes et populistes, de le faire avec force et constance, sans crainte de s’engager. Et à Riace, nous avons la preuve que leurs affirmations sont fausses :

  1. À Riace, les migrants sont arrivés et ils ont revivifié un territoire désertifié.
  2. Ils n’ont pas propagé d’épidémies, et au contraire ils ont aidé à rendre le territoire plus salubre en bonifiant les terres et en réhabilitant des maisons humides, en y apportant une vie nouvelle et saine et en aidant les personnes âgées en difficulté.
  3. Ils n’ont pas détruit d’emplois, mais au contraire en ont généré. Des écoles, des restaurants, des laboratoires ont rouvert dans lesquels sont employés beaucoup d’italiens.
  4. Ils n’ont pas été confinés dans un ghetto et ne sont pas devenus une main d’œuvre pour les mafias.
  5. Les bateaux qui les ont sauvés les ont rendus à la vie et à Riace, ils ne sont pas insérés dans les filières des camps de travailleurs illégaux.
  6. Ils n’ont pas remplacé la population et leur arrivée a coïncidé avec un retour de quelques émigrants calabrais.
  7. À Riace, l’accueil a été géré avec des coûts inférieurs à ceux de tout autre centre, pour preuve la modicité des fonds engagés.

À Riace, 1700 habitants ont accueilli plus de 600 réfugiés de la corne de l’Afrique, d’Afghanistan et d’Irak, et cela a créé une communauté vivant en harmonie. Tout cela grâce au rêve d’un homme, Mimmo Lucano, de ses amis et de ses collaborateurs. Mais comment a-t-il été possible qu’une petite terre oubliée de la Locride, entourée du pouvoir des familles de la ‘ndrangheta devienne un espace de cohabitation active, un lieu de gestion saine ? Comment est né ce miracle ? Le renouveau ce territoire a débarqué dans une embarcation. Un bateau vu comme une renaissance et non comme un problème à subir. C’était en 1998. Sur la côte de Riace un bateau s’échoue : dedans il y a 66 hommes, 46 femmes et 72 enfants.

Ils se sont échappé de Syrie, d’Irak et de Turquie, de nationalités différentes mais d’un peuple unique : ils sont tous kurdes. Ils débarquent à Riace, y sont accueillis et commencent à s’installer dans la partie supérieure de la ville. Elle est pratiquement déserte, tous ayant émigré au fil des ans d’un village où ils vivaient de l’agriculture et du pastoralisme. Le lendemain du débarquement, les habitants de Riace se réveillent ébahis, les enfants qui parlent fort, les mères qui les appelent, les hommes qui commençent à s’installer dans les maisons ont rendu au pays le son de la vie.

Mimmo Lucano, qui n’est pas encore maire à l’époque, voit que le pays commence à respirer et y discerne une occasion de construire un espace de justice. Unir deux désespoirs : la réaction à l’abandon de la Calabre et la recherche d’une vie nouvelle, énergies qui se fermentent l’une l’autre. Mimmo, soutient l’idée d’ouvrir les portes à qui veut construire, vivre, faire, il devient maire et commence à accueillir. Et où les met-on ?

Il n’y a pas un hôtel désaffecté, pas de caserne en ruine. De Riace sont partis dans les 50 dernières années des milliers de personnes en direction de l’Argentine, du Canada, des États-Unis. Mimmo appelle ses petits-enfants, les enfants des émigrants calabrais et demande s’ils sont prêts à mettre à disposition leurs maisons. Tous répondent oui. On passe le témoin, l’axiome est clair : nous avons été obligés de partir chercher une nouvelle vie, maintenant qui arrive à Riace cherche ce que nous avons trouvé en traversant l’Atlantique. Les maisons sont réhabilitées, le modèle de Riace a commencé à vivre. Ensemble les migrants et les riacesi 1)    Habitants de Riace. ont remis en activité les oliveraies abandonnées et les vignobles des terres qu’il ne valait plus la peine de cultiver parce que c’était trop coûteux. Les anciens du pays qui avaient des petits-enfants au loin sont devenus les grands-pères d’enfants arabes et africains qui parlent tous aujourd’hui avec l’accent calabrais. Mimmo a subi les intimidations de la ‘ndrangheta: en 2009, ils empoisonnent ses chiens, puis tirent plus tard, cette fois près du Palazzo Pinnarò, le quartier général de Città Futura où les projets sont coordonnés. Mais les familles ndranghétistes voient que la mobilisation de la communauté en soutien à Mimmo est forte et ils reculent.

En 2016, l’inspecteur du Service central de protection des demandeurs d’asile et réfugiés arrive : il restera seulement deux jours à Riace au terme desquels il écrira un rapport négatif notant « ses critiques des aspects administratifs et organisationnels ». En 16 pages, il affirme que le cadre d’accueil est « extrêmement confus ». En substance, il y a une faute : le maire garde les migrants au-delà de la durée du projet. Ils devraient être chassés une fois le plan exécuté et la fin des financements. Mimmo ne les éjecte pas.

Le rapport négatif parvient soudain à Il Giornale : c’est ainsi que démarre la machine de diffamation qui parle du « business Riace » et du « Parentopoli » (Mimmo, avec son choix, a divorcé et a perdu sa famille qui ne vit pas à Riace). Les inspecteurs de la région (Reggio Calabria) ouvrent la porte à une enquête du bureau du procureur de Locri, toujours en cours depuis 2017 : Lucano est inculpé « d’abus de pouvoir, corruption et fraude aggravée ». Ils l’accusent de ne pas prendre en compte certaines dépenses, de ne pas payer de taxes sur les cartes d’identité (comme ils n’avaient pas d’argent pour les documents, il les donnait souvent gratuitement aux migrants et [par équité] les avait rendus gratuits pour tout le monde).

Cependant, le 26 janvier 2017, après un an de demandes répétées de la part de Lucano, un nouveau rapport est rédigé par d’autres inspecteurs qui soulignent le caractère unique du modèle Riacese: « Un microcosme étrange et composite qui a inventé l’investissement dans l’avenir ». Mais suite à l’enquête, les fonds appartenant à la préfecture et au ministère de l’Intérieur, Sprarda, ont été bloqués. Bloquer le modèle de Riace c’est assassiner une institution nouvelle, un modèle de renouveau admiré par le monde entier.

Fattiifattitoi (Occupe-toi de tes affaires) est la version mafieuse du Menefrego (Je m’en fous) squadriste 2)    Les squadristes étaient les forces para-militaires fascistes.. Riace, en Locride, a démonté cet impératif culturel. Pour essayer de soutenir le modèle de Riace, vous pouvez verser votre contribution pour donner de l’oxygène pendant les mois où les fonds sont encore bloqués. Voici les coordonnées bancaires :

Destinaraire : Recosol.

Iban: IT92R0501801000000000179515
Motif: Riace.
Code Bic (pour les virements internationaux): CCRTIT2T84A.

Vous pouvez également faire un don par Paypal. Utilisez l’app # Paypal; indiquez comme destinataire des fonds l’email coordinamento@comunisolidali.org. Je vous invite à donner : donnez et allez voir le projet que vous avez l’honneur de soutenir.

Quel que soit le destin de notre pays, ceux qui ne se reconnaissent pas dans le gouvernement actuel, qui ne se reconnaissent pas dans ce qui se passe, doivent commencer par ici. C’est à Riace qu’il faut aller, c’est de cette nouvelle Athènes de démocratie que peut naître un nouveau modèle de pratique sociale. Et nous devons être prêts à engager nos corps en défense de ce modèle car c’est à partir de là que le chemin vers un nouveau pays peut recommencer.

Mimmo Lucano a essayé d’enfouir, dans ce morceau de terre stérile et argileuse, un rayon de soleil. L’image est de Victor Hugo, qui la met dans les mots d’un personnage qui pour décrire l’œuvre du philosophe Averroès parle d’un rayon de soleil enfoui. Ici, la mention du philosophe arabe est capable de réduire à néant l’une des attaques les plus violentes du ministre Matteo Salvini contre Mimmo Lucano, le qualifiant de zéro absolu. Salvini ne connaît évidemment pas l’histoire du zéro, un concept apporté par les Arabes [depuis l’Inde] en Europe. Eh bien, je cite les mots de Kaplan, historien du zéro, qui à la suite d’une suggestion d’Averroès dit: regardez le zéro et vous ne verrez rien, regardez à travers le zéro et vous verrez l’infini. Mimmo Lucano est un zéro, comme tous ceux qui construisent et vivent à Riace. En regardant à travers eux, vous pouvez voir l’infini d’une vie différente.

Roberto Saviano

References   [ + ]

1.     Habitants de Riace.
2.    Les squadristes étaient les forces para-militaires fascistes.